Ballade

Elle venait d’avoir un nouveau printemps ; je n’étais guère plus âgé.

Autour de nous, les champs s’étendaient à perte de vue. Dans quelques bois courraient de menus ruisseaux où nous pataugions sans retenue durant les journées chaudes.
Nous étions justement au bord de l’Arrosbieux, un ruisseau maintenant asséché par un château d’eau et quelques usines. Allongés sur ses berges herbeuses, nous contemplions le ciel bleu pour essayer de découvrir dans la forme des nuages des choses usuelles ou étranges.

Tous les autres avaient été punis pour avoir organisé une course de caisses à savon échouée dans l’étal du marchand de fruits. Tous ces futurs ingénieurs en herbe avaient oublié un simple détail : les freins !
La logique parentale étant ce qu’elle a toujours été : en tant qu’arbitre, je fus épargné. La pom-pom girl qui encourageait les futurs Fangio le fut également.

Nous n’avions pas de souvenir.
Nous vivions notre avenir…

Trois heures de l’après-midi, le soleil tapait dur. Nous bénéficions de la fraîcheur du ruisseau, abrités sous l’ombre des grands arbres.
Sans aucune précaution, nous mangions les baies qui poussaient sur des massifs épineux des berges. Justement, ce jour-là, elle avait remarqué une splendide mûre bien appétissante et elle avait décidé de plonger la main pour l’attraper.
Hélas, les ronces en avaient décidé autrement et se vengèrent, lui infligeant de sévères écorchures au bras soyeux et ses doigts agiles.

Serrant les dents, les larmes aux yeux, elle essayait de ne rien dire ; j’étais très peiné pour elle.
Je sortis mon mouchoir blanc tout propre de ma culotte courte, plié en huit. Je l’entraînai au bord de l’eau et, sérieux comme un pape, je nettoyai ses blessures en médecin que je serai.
Est-ce cet épisode de ma vie lointaine qui décida de ma vocation ? Peut-être bien que oui. Que n’aurais-je fait pour elle ! Une fille vivante, casse-cou qui s’amusait comme un garçon et qui détestait les poupées et la dînette.

Nous n’avions pas de souvenir.
Nous vivions notre avenir…

J’avais souvent observé le médecin de famille quand il venait chez nous. Je reproduisais à l’identique son comportement d’alors, ses mimiques, ses prescriptions. C’était un peu ma télévision d’alors. Il n’existait d’ailleurs qu’une seule chaîne en noir et blanc que nous avions droit de regarder qu’à titre de récompense au café épicerie. Tout le village s’était cotisé pour acheté le poste qui trônait comme une idole étrange dans la deuxième salle du café. Pas deux cents ou trois cents chaînes, pas de jeux vidéo.
Pour jouer, nous allions dehors quand il ne pleuvait pas, et encore, je me souviens de batailles dantesques sous la pluie et dans la boue.
Quand je songe à toutes nos bêtises et nos inconsciences, il y aurait de quoi faire s’évanouir toute une commission européenne de sécurité qui ne jure plus que par une prévention de chaque seconde à coup de décrets, de milliers de lignes de recommandations et d’amendes.
Cette « administrativerie » m’amuse et m’agace. Nous sucions les mêmes sucettes, buvions à la même bouteille, nous pataugions dans les mêmes ruisseaux de provenance douteuse et j’en passe ! Je n’en suis pas mort et j’ai bien vécu ma vie.

Nous n’avions pas de souvenir.
Nous vivions notre avenir…

Ses éraflures lavées, la brûlure des écorchures calmée par l’eau fraîche, elle m’adressa le plus beau sourire que j’ai pu recevoir de ma vie. Durant des années, des décennies, dans tous les lieux et endroits que je visitais, j’ai longtemps cherché à retrouver ce sourire radieux et reconnaissant. Jamais je ne le vis ailleurs que sur son visage.

J’étais alors fier comme un petit coq de basse-cour d’avoir réussi à soigner ma première patiente en futur grand et éminent docteur que je serais. C’est alors qu’elle décida de me récompenser d’un baiser sur la joue. Comme je ne m’y attendais pas, je regardais ailleurs. Au moment précis où elle allait poser ses lèvres sur ma joue, je me tournais vers elle pour lui poser une question que je ne formulerai jamais.

Nous n’avions pas de souvenir.
Nous vivions notre avenir…

Ce fut le plus doux baiser volé que je reçu. Un baiser tendre, léger et sucré. Les arbres autour de nous bruissaient imperceptiblement sous une brise rafraîchissante. Le ruisseau cascadait entre quelques maigres galets polis. Nous étions dans cet écrin de verdure, seuls et innocents, à nous regarder les yeux dans les yeux, étonnés et ravis. En aucun cas, je n’aurais eu l’idée de m’excuser : j’étais trop surpris et enchanté. Les joues adorablement rosies, elle me souriait d’un air grave, les lèvres entrouvertes.

Je pris alors la plus grande décision de ma jeune existence : lentement, je me suis penché sur elle, délicatement, je l’ai couchée sur l’herbe puis, timidement, j’ai posé mes lèvres sur les siennes…

Nous n’avions pas de souvenir.
Nous vivions notre avenir…

Nous avons ainsi réinventé ce que nul ne nous disait. Spontanément, nous avons accompli des gestes naturels, des gestes millénaires. Je découvrais tout de ses différences et je ne lui cachai rien des miennes. Ce fut très doux, très ingénu mais tellement fort que je crus en mourir de bonheur.

Un nouveau monde s’ouvrait à nous. Nous devinions tant bien que mal de nouveaux horizons à explorer, des joies incroyables à partager à deux. Nous ignorions tout des lourds nuages menaçants qui planent souvent dans ces contrées du désir.

Nous n’avions pas de souvenir.
Nous vivions notre avenir…

Aujourd’hui, de gros nuages lourds et noirs de pluie encombrent le ciel et mon âme. Je suis là, face à elle, voûté sur ma canne pour mon dernier hommage.

Je jette la poignée de terre qui s’éparpille sur les fleurs et le vernis du bois.

Maintenant, je n’ai plus d’avenir…
Je vis mes souvenirs.

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